A mesure

Résidence au Centre Hospitalier Universitaire

Textes de Martin Winckler, Tristan Garcia, Sylvain Maresca
Conception graphique : N.Couturier - Atelier g.u.i
Éditions : filigranes

Stasbourg
2011



Soi-même mis à plat /
Tristan Garcia

Les photographies de Sylvain Gouraud fabriquent un espace de transformations de soi : comment l’identité personnelle, ramenée à une image, peut faire l’objet d’opérations par lesquelles le soi, aplati, réduit à deux dimensions, privé de son épaisseur, se situe dans un monde en trois dimensions – qui le dépasse, qui l’écrase parfois. Proust écrivait, pour justifier son entreprise littéraire, qu’il désirait passer de « la psychologie plane » à « la psychologie dans le temps », en ajoutant de la durée à l’étude de ses personnages, qui nous sont décrits à divers moments de leur vie, de leur évolution. L’entreprise de Sylvain Gouraud consiste au fond à revenir à une psychologie authentiquement plane, c’est-à-dire à montrer comment des souffrances et des pathologies peuvent rendre la personne plate, la réduire à une surface, qui ne parvient plus qu’avec difficulté à vivre dans un monde d’objets, de personnes qui possèdent une dimension de plus qu’eux.
Cette perte d’une dimension psychologique trouve son expression dans le passage à la photographie : photographier, c’est ôter au réel l’une de ses dimensions pour parvenir à en conserver une trace. Les photographies font à la réalité ce que certaines maladies font à l’identité : elles la privent non seulement de l’étoffe du temps mais de son épaisseur spatiale, c’est-à-dire de son inscription possible dans l’univers des objets, des volumes, du concret.

Une photographie est un objet sans verso ni côté, c’est au fond un simple effet de surface. Le soi en souffrance des patients attentivement imagés par Sylvain Gouraud a perdu également l’une ou plusieurs de ses dimensions et ne parvient plus à se déployer pleinement dans le monde social. Ces images épousent donc naturellement des identités à plat. Mais, plutôt que de susciter l’apitoiement comme certains portraits contemporains complaisants ou de les exposer autoritairement comme les anciennes photographies d’Albert Londe à La Salpêtrière, elles en dessinent les multiples possibilités, l’inventivité et la topologie sensible : pliage, cornage, fripage, encadrement, mise sous verre, enroulement. On pourrait relire chaque pathologie comme une opération géométrique effectuée sur le plan bidimensionnel de soi, au sein de l’espace tridimensionnel du monde.

Et la chance donnée à chacun par le dispositif de Sylvain Gouraud est de se réapproprier son image, c’est-à-dire son plan de soi, afin de le mettre en scène, de le réintégrer parmi les objets, dans l’espace de la chambre et du quotidien. Il en ressort qu’un soi comme une image ne parviennent jamais à s’effacer : tout tend à s’aplanir, mais rien n’y réussit tout à fait. Le soi de biais, en coin, biffé, enseveli, roulé sur lui-même garde son épaisseur et son existence dans l’univers des objets pesants et volumineux de la vie normale.
Ces images comme métaphores de soi sont mais ne sont pas quedes portraits singuliers : elles semblent raconter une histoire, celle de l’idée matérielle que chacun se fait de soi-même, où et comment il la dispose en lui, chez lui. Il ne s’agit pas, par la photographie, de réaccorder la personne à son image, mais de comprendre pourquoi et comment cette image de soi vit dans le monde des objets et des personnes aussi, se transforme, se plie, s’enroule, se déchire et parfois s’oublie.
C’est à la fois une histoire et une topologie de soi qu’esquissent ces quelques photographies, aventures et avatars de frêles identités personnelles.

Une première image ? Une personne en pieds, droit, de face, pas de guingois. La femme ferme les yeux, les bras relâchés ; on voit sur son corps dressé la texture même de la photographie, le gondolement de l’affiche comme des vagues sur la mer, les reflets inégaux de la lumière, l’épaisseur, les irrégularités du papier. Et le soi en image, effet de surface, est encore quelque chose de solide, soumis à des reliefs, quand bien même il s’aplatit pour se réduire à un rien.

Une autre. La personne de biais tend à s’effacer. Une image n’a jamais qu’une face, elle n’a pas de côté. On peut, comme dans les anamorphoses à la Holbein, jouer avec l’idée selon laquelle il faut regarder un certain tableau de trois-quarts, en rendant plus aigu l’angle du regard avec la surface incidente. Mais aperçue de profil, une image tend toujours à rien : un trait, une épaisseur qui devient une ligne, à peine.

Ici, la personne sur une porte, image d’une fille fine et les mains dans les poches, les épaules relevées, recherche un angle pour exister de face, présenter un visage souriant, une existence pleine – mais s’effacer de côté. Si la porte était en train de se refermer, on ne verrait déjà plus d’elle qu’un infime trait bleu, l’épaisseur de la photographie, et une double planche de bois.

Une vie souffrante, parfois, ne vise pas à l’invisibilité, mais au mode d’existence des images. Elle voudrait être un recto sans verso, se glisser dans le monde comme une feuille de papier longue et large, certainement, mais sans épaisseur, presque sans poids, qui n’encombrerait plus les objets de l’environnement, s’intercalant simplement entre eux.

Mantenant le corps est à plat, déposé sur le lit, mais il ne dort pas . Souriante, la jeune femme sur l’image semble écrasée par la perspective : tel le Christ de Mantegna, son portrait expose à l’avant-plan de sa chambre ses pieds chaussés de baskets, puis de bas en haut ses jambes, son buste et son visage, s’étrécissant de plus en plus, comme par un scorciode la Renaissance.

Au dessus d’elle un plafond trop bas, des papillons en papier bleus, vert, rouges, petite collection de lépidoptériste. Les feuilles et les fougères grises et bleues qui décorent le damier de la couette pourraient pour leur part figurer entre les pages d’un cahier de sciences naturelles pour enfant. Entre l’étaloir à papillons et l’herbier, elle demeure allongé, en attendant que quelqu’un dorme en sa compagnie.

Ailleurs, un visage à la bouche biffée. Punaisé au mur, le portrait d’une jeune fille blonde, un peu gothique, maquillée, au collier clouté, haut noir transparent. Ses lèvres paraissent cousue d’une croix, qui la rend mutique. L’image, évidemment, est silencieuse. Derrière elle, un poster de Nirvana, où Kurt Cobain, Dave Grohl et Krist Novoselic posent autour d’une croix, qui répond exactement à celle ajoutée au feutre au bas du visage de la jeune fille. Le groupe de Cobain est devant la croix, en noir et blanc ; elle derrière sa propre croix, en couleurs.

La silhouette collée sur la paroi est devenue le papier peint sur lequel ont été punaisés ou collés quatre paquets de tabac, Lucky Strike ou Amsterdamer, un paquet de cigarette, un post-it, un cd « Made in England », un trousseau, une lanière ou un collier, un poème calligraphié, trois photographies dont celle d’un chameau embrassant un touareg. Image surchargée : l’identité est encombrée de souvenirs, de marques et de tâches dont il faudrait se rappeler. Dans le bric à brac de l’intériorité, l’image de soi n’en est jamais plus qu’une parmi d’autres : un placard empli de livres, de dossiers, de pochettes, de classeurs scolaires bien rangés, d’une petite pharmacie, tandis que derrière la porte la chambre intime apparaît encombrée, gorgée de livres, de peluches, de cactus, d’instruments de musique, d’un keffieh, de coussins, d’abat-jours ; au plafond, un chandelier rouge aux ampoules en forme de flammèches donne à l’ensemble l’aspect d’un magnifique capharnaum. C’est un soi baroque, dont le regard même est barré par un papier dont le corps est placardé de choses à voir, à entendre, à toucher, à fumer. Plat et en biais il se tient au milieu de son propre bazar d’orient.

Il se tient, certes, mais c’est quelqu’un qui semble s’adosser à la barre de l’étagère, noire et vide, fixée au mur. Une adolescente appuyée – en posture nonchalante, une épaule relevée – sur une jambe, en léger déséquilibre dans des habits trop grands. Ce soi-là nous regarde et nous voit ; on dirait qu’il a été tagué sur le grand mur blanc, tel une figure de graffeur ou l’ombre portée de la personne. La jeune femme s’étire, projettée contre la cloison, et paraît, par un effet de la prise de vue, s’accouder à l’arceau de l’étagère. Réduite à deux dimensions, elle cherche encore le secours des objets pour ne pas tomber à plat.

C’est tombé, il s’est enroulé tête la première. Comme l’homme-élastique des comics de Joe Cole, qui pouvait étirer son cou à loisir, se tendre, se détendre, se bobiner et se débobiner, l’affiche qui n’est plus accrochée se replie en coquille d’escargot.

Mal suspendu, il a été froissé – on le devine au bas de l’image, déchirée au niveau de l’avant-bras, la photographie s’est affaissée sur elle-même. Et ce soi c’est quoi ? C’est un soi qui baisse la tête mais qui ne montre pas l’arrière de son crâne : au verso, il n’y a rien. Du blanc, un néant d’image. Une photographie n’a pas de dos. Une identité, parfois, l’a perdu.

Un seau, au sol, paraît recueillir tout l’écoulement de soi. Fermement campé sur ses baskets, en jogging rouge, prêt à tout, mais à quoi ?, le sujet du portrait coincé derrière les planches de bois a fondu par le haut : rien de lui ne goutte pourtant. Il s’est simplement recroquevillé, comme pour dormir et revenir en lui-même – tourner le dos qu’il n’a pas aux autres, au photographe, aux spectateurs.

En guise de fin possible parmi bien d’autres aux aventures, aux aléas de soi en image, un patient n’offre plus que son verso blanc au regard extérieur. On ne saurait guère qu’il s’agit d’une photographie de la personne si un mince liseret bleuté n’apparaissait au creux – rappel de la couleur de fond choisie par Sylvain Gouraud – dans le trou de soi du rouleau empaqueté par l’occupant de cette chambre. Un élastique maintient l’ensemble. Faute d’élastique l’affiche se déroulerait de nouveau, offrant à nos regards le visage oublié. Mais ici tout a été rangé : nombreux cahiers consignés, et deux motifs d’absence de part et d’autre du rouleau : une photo souvenir, un combiné téléphonique.

Le soi dessine un puits, lové en spirale et plein de lui-même, vide au dehors, posé sur une table en bois. Il demeure encore ouvert, tel un cratère, par le dessus. Il faudrait utiliser ce soi enroulé comme une longue-vue pour regarder ailleurs, par la fenêtre, ou bien s’amuser à jeter quelque chose, des petits cailloux, des bonbons, à l’intérieur du tube. Le soi tubulaire attend certainement qu’on joue avec lui, recroquevillé, prostré en soi, il demeure béant par le devant, et il attend.

Regardez : toutes ces photographies racontent des aventures de soi et comme certains savent, dans l’art du pliage, transformer une feuille blanche de papier en singe, en cygne, en grue, chacun des patients ici représentés et chacun d’entre nous sait d’instinct transformer sa propre image, plate, en un petit objet suspendu, froissé, tourneboulé – en sculpture d’identité.

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Tu l’as vue, ma tête ? /
Martin Winckler

    Je ne me sens pas toujours bien. Je ne vais pas toujours bien. Je ne suis pas toujours bien. Parfois – à certaines époques, c’est même souvent – je vais mal. Ça se voit à ma tête. A la tête que je fais qui ne va pas toujours avec elle-même - le dehors et le dedans, on s’imagine que ça devrait être pareil, mais non.

Parfois, je ne suis pas moi-même. A dire vrai, je ne sais pas où j’en suis moi-même. Et pour tout dire, je ne sais pas très bien comment et pourquoi. Je sais, c’est tout. Ou alors, je ne sais pas. Ce sont les autres qui me le disent. Ils me disent qu’ils voient à ma tête que ça ne va pas dedans.

Moi, je me demande comment ils peuvent dire ça : si je vais bien dedans ou non. Parfois, je sais que je vais mal, mais parfois j’ai le sentiment d’aller bien et je me demande pourquoi les autres me regardent d’un drôle d’air. C’est ça qui est difficile quand on est dans ma situation : les autres se demandent toujours si je vais bien dans ma tête. Et dehors. C’est désagréable. On a toujours le sentiment d’être sous surveillance.

Surtout que la tête de quelqu’un – enfin, ce qui se passe dedans – c’est pas comme la météo : il n’y a pas de baromètre pour dire si la pression a augmenté, si la température a chuté depuis hier ou s’il va pleuvoir. Le seul baromètre, c’est ma tête. Enfin, mon visage. Et même lui, je ne suis pas sûr qu’on puisse s’y fier.

J’ai du mal à me regarder dans un miroir. Je me demande si je vois la même chose que les autres. Ou plutôt, si les autres voient la même chose que moi. Je me demande si mon visage est un livre ouvert qui dit qui je suis, comment je me sens et quel beau temps ou quelle tempête il y a sous mon crâne. Je voudrais être un livre ouvert, un livre que tout le monde comprenne, un livre qui dit qui je suis. Mais bien sûr, ce n’est pas possible. Les mots que je lis, que je dis, parfois, je ne les reconnais pas. Ou ils ne sont pas compris.

J’aimerais que mon visage soit le portrait fidèle de la personne que je suis. J’aime bien les portraits. Il faut
du temps pour les peindre, alors le peintre passe du temps avec le modèle. Et il a le temps de mettre toute la profondeur de la personne qu’il peint. Enfin, c’est comme ça que je l’imagine. Un portrait, c’est… profond.

Aujourd’hui, on ne fait presque plus de portraits à la peinture. On photographie, plutôt. Et c’est un peu ffrayant. Les photos qu’on a prises de moi, souvent j’ai du mal à les regarder. Je me dis : « C’est moi, ça ? J’avais cette tête-là, autrefois, ou hier ? » Et je me demande à quoi je pouvais bien penser quand on a appuyé sur le déclencheur de l’appareil.

Une photo, ça n’est pas comme un portrait. 
Il y a des cultures dans lesquelles on ne prend pas de photos. Soit parce qu’on pense que c’est sacrilège, que ça offense Dieu qui a fait les humains à Son image. Soit parce qu’on pense que photographier quelqu’un, c’est lui prendre son âme.

Un jour, un homme est venu me voir, avec son appareil photo. Ce n’est pas juste un photographe. C’est un artiste. Quelqu’un qui ressent. Quelqu’un qui a le désir de faire des portraits, comme le faisaient les peintres d’autrefois. Des portraits qui disent au plus près la complexité et la vérité des modèles. Des portraits qui soient profonds et vrais.

Il m’a proposé de faire le mien. Un portrait en pied. Tout moi, pas seulement mon visage. Et pas un portrait désincarné ou posé de manière artificielle. Un portrait de moi dans ma vie. Un portrait de moi dans ma complexité. Un portrait vivant. Un portrait que je n’aurais pas besoin de laisser accroché au mur ou de cacher dans un placard les jours où je ne me plais pas, mais un portrait que je pourrais utiliser, déplacer, poser, installer ou déloger à ma guise. Au gré de ce qui se passe dans ma tête.

J’ai accepté. Je ne le regrette pas. J’aime bien mon portrait. Et j’aime celui des autres qui ont aussi tenté 
l’aventure. Nous n’avons pas tous choisi d’en faire la même chose, nous avons tous mis notre petit grain de sel, et c’est tant mieux. C’est plus juste. Et ces portraits montrent à quel point nous sommes différents mais aussi que nous avons beaucoup en commun. Des portraits comme ceux-là, ça ne dérobe pas les âmes. Au contraire : ça les fait vivre.
D’ailleurs, sur ces portraits, nous sommes tous debout.