Les fantômes de Chamrose
1%
artistique
Groupe scolaire Jacqueline de Chambrun - La Roseraie
installation in-situ et édition
Conception graphique : Nicolas Couturier - Atelier g.u.i
texte de Emilie Hache
Edition filigranes
St Denis
2014
Groupe scolaire Jacqueline de Chambrun - La Roseraie
installation in-situ et édition
Conception graphique : Nicolas Couturier - Atelier g.u.i
texte de Emilie Hache
Edition filigranes
St Denis
2014
Chamrose
est un nom fictif donné au Groupe scolaire Jacqueline de Chambrun -
La Roseraie pour l’occasion de cette intervention artistique. Les
fantômes sont des acteurs du quartier de la Porte de Paris, à Saint
Denis, en pleine mutation.
Les images sont imprimées sur du réseau lenticulaire. En fonction de l’angle de vision, les enfants de l’école voient apparaître l’une ou l’autre figure représentée dans le cadre.
Les images sont imprimées sur du réseau lenticulaire. En fonction de l’angle de vision, les enfants de l’école voient apparaître l’une ou l’autre figure représentée dans le cadre.
Chamrose is the fictional name given to the Jacqueline de Chambrun—La Roseraie school for the occasion of this artistic intervention. The ghosts are protagonists from the neighborhood of the Porte de Paris, in Saint-Denis, in the midst of a complete transformation.
The images are printed on lenticular sheets. Depending on the viewing angle, the schoolchildren see one or another figure appear in the frame.
The images are printed on lenticular sheets. Depending on the viewing angle, the schoolchildren see one or another figure appear in the frame.
Faisons
entrer la société dans l’école ! /
Emilie Hache
Habitante de Saint-Denis, je fais partie de cette classe moyenne amenée à quitter Paris à l’arrivée d’un enfant. Comme d’autres, j’ai choisi Saint-Denis pour ses loyers, encore accessibles en petite couronne, et sa proximité avec la capitale. Mais pour combien de temps ? Mes enfants vont-ils grandir à Saint-Denis ou bien vais-je faire partie de ces bobos dionysiens que l’on voit dans les rues du centre-ville avec des poussettes et qui disparaissent dès l’école primaire ou, au plus tard, au moment du collège ?
Cette question de l’école concerne tout le monde à Saint-Denis, de la boulangère aux cadres de la mairie, en passant par les chauffeurs de taxi, les assistantes maternelles ou les professeurs eux-mêmes ; la différence tenant à ce que certain-e-sont la possibilité de se poser cette question, quelle que soit la réponse qu’ils choisissent d’y apporter, et d’autres non. L’école ne constitue évidemment pas un problème qu’à Saint-Denis, mais en raison d’une situation de très grande pauvreté, s’y concentrent tous les travers de l’institution scolaire telle qu’elle fonctionne aujourd’hui, en termes de moyens, de niveau scolaire, de recrutement ou encore de remplacement des enseignants. Le fait d’être nommé dans cette académie n’est pas un choix pour la plupart d’entre eux, pas plus que le fait pour les parents d’y scolariser leurs enfants. Excepté pour la très petite minorité d’élèves issus de milieux plus favorisés (au moins en capital culturel) qui s’en sortira toujours où qu’elle aille, il n’y a rien à espérer pour les autres élèves de ce système scolaire qui, s’il ne crée pas les inégalités qui le caractérisent, les reproduit et les légitime ; la réussite comme l’échec scolaire transformant une situation subie en (dé)mérite personnel. Et ceux qui sont les premiers concernés ne sont pas dupes : si certains d’entre eux s’en sortiront bien, ce sera toujours de l’ordre de l’exception.
Face à cette situation, ceux, à gauche, qui ont encore le choix, se retrouvent devant un dilemme moral qui les amènent à faire des choix inassumables. Par fidélité à leurs convictions, il semble impossible à la plupart d’entre eux d’abandonner l’école publique, amenant les uns à défendre publiquement cette dernière tout en mettant leurs enfants « ailleurs » - à Paris ou dans le privé, les autres à partir pour « sauver » leurs enfants tout autant que pour ne pas avoir à faire ce choix. Ne reste qu’une infime minorité qui accuse de trahison tous ceux qui refusent, ouvertement ou non, ce sacrifice. C’est finalement à une forme de chantage ou plutôt d’« alternative infernale » que nous sommes ici confrontés1 : ou bien on continue à défendre l’école publique dévastée et on contribue inévitablement à minorer la situation pour la majorité des enfants des classes populaires ; ou bien on refuse ce mauvais accommodement, et, outre l’impression de trahir tout ce à quoi l’on croit, on a le sentiment d’avoir été piégé puisqu’on participe alors au programme étatique en cours d’externalisation des coûts de l’instruction, qui passe par la fin et de l’école gratuite et de la lutte pour l’égalité. L’impossibilité de ce 2ème choix, signifiant pour une majorité de personnes l’abandon pur et simple d’une position de gauche sur la question de l’école, aboutit à empêcher tout changement et à préférer s’en tenir à certaines positions de principe.
Comment sortir de cette alternative infernale ? Comment nous réapproprier cette question de l’école et pouvoir modifier le rapport de force en cours ?
Peut-être, tout d’abord, en se remémorant que l’on se bat pour quelque chose, l’école publique républicaine, à l’égard de laquelle la gauche, du moins une partie d’entre elle, a toujours été fortement ambivalente. L’école républicaine propose un modèle d’instruction pensé et organisé pour favoriser une minorité de la population. Devant former des élites, au motif que le meilleur des gouvernements, c’est le gouvernement des meilleurs, cette école en vient à désigner pour la vie ceux qui « valent » quelque chose et ceux qui ne « valent » rien. Il existe un sérieux écart entre cet idéal républicain « d’égalité dans la hiérarchie » arrimé à un universalisme a priori, et ce que l’on peut souhaiter et défendre, à gauche, comme modèle d’instruction. Qu’en est-on aujourd’hui réduit à défendre à tout prix, avec gêne parfois et mauvaise foi ? C’est une question d’autant plus douloureuse pour moi qui ai viscéralement adoré l’école, cette école, malgré sa très grande violence et sa pédagogie infantilisante, pour y avoir trouvé un espace de liberté sans prix vis-à-vis de la sphère familiale.
Cette critique de l’école publique peut paraître hors de propos au vu de la situation actuelle, mais, outre que l’expérience montre que l’on est toujours perdant à accepter le chantage contenu dans l’impératif d’un « ce n’est pas le moment », elle ne me semble pas incompatible avec le fait de se battre pour que l’école remplisse ses engagements. En effet, reprendre contact avec nos désirs d’émancipation peut nous redonner la puissance d’agir qui nous manque pour transformer une lutte défensive en une revendication efficace. On pourrait même penser que c’est précisément le moment de réfléchir à d’autres projets d’instruction, non pas que l’on puisse envisager la ruine de l’école publique comme une opportunité, ce serait aussi mal venu que naïf, mais en raison de l’urgence face à cette gestion néolibérale généralisée de l’école et à l’immense crise sociale et écologique qui l’accompagne et dans laquelle nous ne faisons qu’entrer. Quel type d’école peut aider à faire face à cette situation inédite ? Que pensons-nous important d’apprendre aux générations suivantes ? Car il ne s’agit pas de croire que l’école pourrait être laissée à l’écart, mais de tenir compte au contraire du fait qu’elle fera inévitablement partie des réponses ou des problèmes à venir.
À défaut d’une solution toute prête, on peut nourrir notre réflexion en nous remémorant des projets d’école radicalement différents, comme celui de l’école mutuelle2qui connut un large succès au cours de la première moitié du XIXe siècle, dans plusieurs pays européens dont la France, avant l’institutionnalisation du modèle d’instruction dominant que l’on connaît aujourd’hui.
Le modèle de l’enseignement mutuel fut inventé à la fin du XVIIIe siècle pour les enfants de pauvres, avec pour objectif de leur apporter un savoir minimal (lire, écrire, compter), très loin de la culture que l’école républicaine souhaite transmettre à ses élites. Il se caractérise par son mode d’enseignement mutuel et coopératif : pour une école pouvant aller jusqu’à 800 élèves un seul maître est nécessaire, celui-ci étant aidé d’élèves moniteurs qui prennent en charge des classes de 80 élèves. Son fonctionnement est le suivant : ceux qui ont compris apprennent aux autres. Autrement dit, tout élève apprend à son niveau et enseigne au niveau inférieur. Ce modèle d’instruction eut un succès inattendu : les élèves apprenaient en à peine trois ans le programme prévu pour six, ce qui a été enseigné à quelqu’un d’autre étant su d’un savoir qui ne s’oublie pas. En revanche, se trouvant tour à tour dans la situation d’ignorant et de sachant, d’apprenant et d’enseignant, ces élèves n’apprennentpas le respect pour le savoir et l’autorité. Au lieu de créer un rapport passif et sacralisé au savoir, au lieu de générer une peur paralysante de se tromper ou de dire des bêtises, cette école fabrique de la confiance en soi, rend capable de poser des questions, d’oser dire que l’on n’a pas compris ou que l’on n’est pas d’accord. Ce modèle d’instruction radicalement démocratique fut progressivement abandonné, suite à la création d’un Ministère de l’instruction publique qui s’employa à organiser et contrôler la formation des maîtres à travers la création des écoles normales.
Encore une fois, il ne s’agit pas ici de proposer une solution toute prête aux problèmes posés par l’école que l’on connaît. Ce modèle d’instruction, transposé aujourd’hui, poserait autant de questions (l’école peut-elle n’apprendre qu’à lire, écrire, compter, dans nos sociétés ultra-techniques, pressées et hors sols ?) qu’il (re)ouvre de possibles, mais de chercher des prises sur lesquelles nous appuyer pour lutter contre tous les discours démissionnaires qui visent à nous empêcher d’imaginer autre chose.
Or ce qui frappe tout d’abord, c’est que cet enseignement fut spécifiquement imaginé pour une situation de pauvreté, et ce, non pour revoir ce dernier à la baisse comme on pourrait s’y attendre, mais en cherchant précisément à créer un modèle pédagogique qui ne transforme pas cette inégalité en éducation au rabais. On entend déjà tous les raccourcis, comme toutes les interprétations empoisonnées qui nous guettent ici : « si un seul maître suffit pour 800 élèves, c’est bien qu’il y en a encore trop aujourd’hui » ; « vous voyez bien, n’importe qui peut être prof. »
Mais les élèves moniteurs de l’école mutuelle ne peuvent en aucun cas être confondus avec le « n’importe qui » servant aujourd’hui de critère pour recruter une partie des enseignants via Pôle emploi. « N’importe qui » ne renvoie pas ici à l’exigence démocratique d’un droit pour tous à apprendre à un tiers, mais signifie « pas besoin de compétences ni de formation spécifiques » dans le contexte de l’école républicaine fondée sur des conceptions de l’instruction et de l’autorité vis-à-vis desquelles l’absence de ces compétences est catastrophique. La possibilité pour les élèves moniteurs de se substituer au maître instructeur s’accompagne, quant à elle, d’un tout autre modèle pédagogique comme d’autorité scolaire. Ils ont appris d’une façon qui ne les dépossède pas de leur capacité d’apprendre aux autres, mais qui s’appuie au contraire sur cette dernière ; et ils tirent leur autorité, non d’un monopole du droit à instruire autrui, mais d’un savoir dont nul ne peut les déposséder.
Le modèle de l’école mutuelle ne peut, en ce sens, en aucun cas être récupéré par une école publique sans moyens et en grande partie décrédibilisée. Il peut en revanche aider à poser certaines questions, inaudibles dans ce contexte d’alternative infernale, qui constituent pourtant la condition même de la vitalité de cette institution : « à quoi sert l’école ? », « à quoi servent les enseignants ? » Devenues les questions des cancres et des déshérités, elles devraient être les questions de tous et de toutes, et en premier lieu de celles et ceux qui représentent cette institution, articulées au contexte de crise écologique et de fin de la société du plein emploi auquel nous sommes désormais confrontés. La mémoirede l’école mutuelle peut nous aider à affronter ces questions en les constituant en problème collectif plutôt que les subir individuellement, de manière honteuse ou désabusée. Je ne parle ici que de l’école primaire et secondaire, mais l’Université a aussi à se poser ces questions au lieu d’accepter l’une après l’autre les réformes de son démantèlement, arguant, toute honte bue, qu’elle n’a pas le choix.
On pourrait prolonger cette réflexion en creusant la différence entre une école qui refuse de « faire entrer la société dans l’école » et celle qui cherche au contraire à l’y inclure. J’emprunte cette expression au philosophe américain John Dewey qui a consacré une grande partie de sa vie à la question de l’éducation en démocratie3. L’étonnement, voire la méfiance, que peut susciter au premier abord une telle proposition tient au fait que l’on a tendance à entendre ici « faire entrer l’entreprise (et non la société) dans l’école », avec son impératif de rentabilité et ses besoins spécifiques, à quoi l’on oppose alors une conception de l’école coupée du monde comme seul garant de sa liberté. L’école, dit-on, doit être autonome, entendant par là le fait de ne pas chercher à construire ses programmes en fonction de l’état de la société, de ses désirs, de ses besoins. Et plus les emplois sont indignes ou inexistants, plus l’école est pensée comme un refuge, aussi provisoire et fragile soit-il.
Dewey considère comme une mauvaise utopie cette conception autarcique de l’école à l’égard de la société dans laquelle elle se trouve. Pensé comme une condition de l’égalité républicaine, cet idéal constitue au contraire à ses yeux un obstacle à la construction d’une égalité véritable : la raison tient au fait que le principe selon lequel l’école ne doit pas être subordonnée aux lois du marché sert en réalité d’épouvantail au fonctionnement réel de l’école actuelle qui repose sur le partage bien connu entre voie « classique » et « professionnelle », satisfaisant pour le coup, aux exigences économiques les plus triviales.
Ce partage traduit (et trahit) au sein de l’école l’ancienne distinction techne/theoria. Les mauvais élèves sont dirigés vers les études techniques et manuelles, les bons élèves vers les études théoriques. Construire une égalité démocratique passe par la fin de cette coupure comme principe d’organisation de notre système scolaire. Parce que, d’une part, comme Dewey le souligne, il y a professionnalisation des deux côtés, quand bien même l’on insiste, pour l’une, sur sa dimension culturelle alors qu’elle prépare les élites à leur métier, tandis qu’à l’inverse, on minore la dimension intellectuelle de l’autre, en raison du caractère technique de la plupart des professions auxquelles elle destine les classes populaires. Et d’autre part, parce que cette distinction techne/theoria, interprétée de cette façon, constitue une insulte aussi bien vis-à-vis des élèves dirigés vers la voie professionnelle qu’envers les pratiques concernées, et renvoie à l’incapacité déconcertante de notre société de penser la technique - et, pourrait-on ajouter, les métiers de soin, de care, relégués également du côté manuel.
Une insulte pour les uns et un effet de dépossession pour tous, les cancres comme les bons élèves ; coupés, qui de ses capacités à penser sa pratique, qui de ses compétences à passer par des médiations techniques. On est en droit d’attendre de l’école qu’elle se donne précisément comme ambition de construire des distinctions qui ne reposent pas sur des hiérarchisations, tout autant que de faire entendre les possibilités intellectuelles de tous les médias – et non pas seulement celui du langage ; et qu’enfin, si elle souhaite se penser comme un rempart, ce soit à l’encontre de cette division élitiste, insultante et incapacitante. « Faire entrer la société dans l’école » signifie cela pour Dewey : donner des outils à tout le monde pour penser le monde dans sa totalité.
Qu’en est-il dans ce contexte d’un projet artistique à l’école ? Cela peut de fait sembler assez vain face aux enjeux évoqués. Inutile, voire provocateur à l’égard de ceux à qui l’école n’a rien à offrir, mais tout aussi superflu envers ceux qui ont déjà accès à la culture dominante. A cela, il faut ajouter qu’il s’agit dans le cas du projet qui nous occupe, d’un art de commande provenant du fameux 1% artistique, si rarement respecté, et suspecté quand il l’est eu égard à sa valeur artistique. La méfiance porte ici sur la thématique quasi obligée d’un projet artistique à Saint-Denis - de tout projet en réalité, artistique ou pas, portant de manière quasi-systématique sur sa « diversité », sorte de réflexe sociologique de gauche se voulant – de manière malheureuse - plein de bonnes intentions, et qui s’avère souvent stigmatisant, renvoyant encore et toujours la population concernée à sa « différence culturelle ». C’est pourquoi, quand Sylvain Gouraud m’a parlé la première fois de cette commande et m’a proposé d’écrire une préface pour le livre qui accompagnerait son travail, j’ai été aussi enthousiaste que sceptique en raison des multiples risques d’illustrations moralistes auxquelles pourrait aboutir un tel projet.
De fait, ces écueils existent, et une proposition artistique peut toujours rater, au public d’en évaluer la réussite. Mais il n’y a pas de raison, à l’inverse, de ne pas lui donner sa chance : pour Dewey, encore, l’art, comme l’école, fait intégralement partie de la possibilité même d’une démocratie réelle. Une façon de souligner, au vu de l’importance que ce philosophe accorde à l’éducation, la place qu’il prête à l’art dans sa réflexion politique4. Cette dernière tient à la définition spécifique que Dewey donne de l’art, celui-ci ne se réduisant pas selon lui à créer du beau, mais desformes d’expression : l’art est un acte d’expression. Formule étrange qui s’éclaire si l’on songe au fait que créer une forme d’expression est l’une des choses les plus difficiles qui soit - pensons à l’incroyable force de la littérature face à nos difficultés d’expression quotidiennes, qui parvient à décrire tel sentiment, à rendre sensible telle hésitation, etc. D’autre part, l’un des enjeux majeurs d’une démocratie vivante est précisément d’arriver à formuler les problèmes qui sont les siens, afin de pouvoir tenter d’y répondre collectivement. Pour Dewey, l’art peut nous y aider, précisément en tant qu’acte d’expression, que ce soit à travers le langage ou tout autre médium - image, son, geste, etc.
Il renoue ici avec une conception de l’art dans la vie, dans la cité, qui résonne fortement avec de nombreux projets artistiques contemporains, à Saint-Denis et ailleurs5. Le projet qui nous rassemble ici s’inscrit également dans cette perspective : l’art dans l’école est une façon de réinsérer la pratique artistique dans la vie de la communauté, en refusant de séparer les différentes dimensions de l’existence et en cherchant à donner une forme à un problème qu’elle se pose. Cela exige dans ce cas précis de faire le pari, moins naïf que pragmatique, que l’on n’a pas nécessairement besoin d’une culture artistique pour apprécier ces œuvres ; moins naïf que pragmatique au sens où il ne s’agit pas de nier le poids des classes sociales dans l’appréciation d’une œuvre d’art ni dans notre disponibilité envers celle-ci, mais de considérer que quelque chose peut s’acquérir du fait même d’avoir été mis à disposition. Et la meilleure façon de commencer à se cultiver est d’être mis en contact avec des œuvres d’art. Les photographies de Sylvain Gouraud peuvent de fait être expérimentées de plusieurs façons - pour certains, comme une première sensibilisation à une forme d’expression peu familière ; pour d’autres, de manière plus technique et/ou référencée.
Le projet Les fantômes de Chamrose se compose de portraits de petite et de grande taille qui utilisent la technique du réseau lenticulaire que tous les enfants connaissent, permettant d’associer plusieurs photographies sur une même image. Une trentaine de ces portraits doubles ont été accrochés un peu partout à l’intérieur de l’école, dans les couloirs, les escaliers, les réfectoires, la bibliothèque, etc. Ils ont en commun le même fond bleu tâché et la même estrade, souvenir du studio éphémère implanté sur le chantier de construction de l’école qui rendait hommage au célèbre studio à Bamako du photographe malien Malick Sidibé.
Gouraud a photographié une soixantaine de personnes, habitant Saint-Denis ou y travaillant, les faisant apparaître et disparaître au moyen du procédé lenticulaire auquel se réfère le nom du projet - les fantômes. Les fantômes de Chamrose (contraction des noms des deux écoles du groupe scolaire, primaire et maternelle, Jacqueline de Chambrun et La Roseraie), ce sont ces portraits qui jouent à disparaître, mais ce sont aussi toutes celles et ceux qui sont photographiés et que l’on ne voit d’ordinaire pas - les ouvriers non qualifiés, les femmes de ménage, les livreurs de pizza, les sans papiers, comme les nouveaux salariés de La Plaine qui vont et viennent en navette privée de leur entreprise au RER - ou que l’on ne veut pas voir - les dealers, les guetteurs, les vendeurs de maïs, de DVD copiés et de téléphones volés, les personnes désignées comme Rom, tout autant que les bobos de passage ou encore les familles restées au pays, et dont la présence s’évalue dans les rues de la ville au nombre d’agences de transfert d’argent à l’étranger.
Cette multiplicité de fantômes comme l’indistinction entre population officielle et non officielle brouille les attendus, fondés ou pas, d’un travail autour de la « diversité culturelle ». Aucun jugement, aucune indication de lecture négative ou bien pensante dans ces photographies. La découverte de ces portraits donne en revanche envie d’entendre des histoires, celles de tous ces gens photographiés. Qui sont-ils ? D’où viennent-ils ? Qu’aiment-ils ? Qu’est-ce qui les a amenés dans cette ville si particulière, dont une des caractéristiques est d’être une ville de passage ? Gouraud leur a demandé de venir avec un objet de leur choix. Certains ont joué le jeu, d’autres non ; certains font sens, d’autres pas. Qu’est-ce qu’il faut « faire » quand on est photographié ? Pour ne pas avoir l’air bête, pour faire oublier l’artificialité de la situation ? La proposition de Gouraud d’apporter un objet a, de ce point de vue, parfaitement fonctionné, court-circuitant le sentiment d’obligation de se définir par cette diversité. À chacun-e de choisir ce qu’il/elle souhaite partager - son engagement militant, son amour pour la musique, le foot, les mots, son travail, son sens de l’humour, son élégance, sa foi, sa tristesse, son histoire, etc. Quelques uns de ces portraits font étrangement écho au style des affiches de propagande communiste, visages et parfois corps de trois-quarts, comme tournés vers un avenir radieux bien obsolète, et prêts à affronter l’ennemi capitaliste toujours vivant, lui. Simple posture de retrait face à l’appareil photo ou ethos d’extrême gauche intériorisé dans les corps, les fantômes sont aussi là dans cette ville communiste depuis près d’un siècle, dans la force d’une conviction inouïe qui a pu se maintenir contre le sens de l’histoire, mais aussi du côté de toutes les petites ritournelles et des dogmatismes qu’une mairie inchangée depuis 15 mandatures ne peut qu’engendrer.
Ces portraits ne font pas que jouer à disparaître, ils proposent aussi des associations, composées selon des critères esthétiques par l’artiste, mais qui peuvent tout autant se donner à voir comme les prémisses de nouvelles alliances, de nouveaux imaginaires politiques, hors des cloisonnements institutionnels et mentaux dans lesquels nous sommes pris - un dealer thérapeute, un livreur d’œuvres d’art, une sociologue pâtissière... Il faut au moins ça pour redonner goût et ambition au projet de l’école. Je rêve d’une École où l’on apprendl’arabe en 2ème langue dans toutes les écoles ; où les cuisines ne sont plus les succursales des lobbies industriels ; d’où mes fils ne reviennent pas en ayant appris que le ballon c’est pour les garçons et le rose pour les filles, ni que leur seul destin amoureux dicible est hétérosexuel ; d’une école où on lutte contre l’excellence, où l’on interroge le sens de la réussite comme les rapports de hiérarchie ; où les enseignant-e-s comme les personnels ATSEM sont payé-e-s dignement et composés à parité d’hommes et de femmes ; où l’on peut interroger quotidiennement l’utilité de cette institution et décider collectivement de ce qu’il est important d’apprendre.
Il ne s’agit pas de demander à l’école ni aux enseignants d’être exemplaires, la responsabilité de la situation dans laquelle nous nous trouvons revient évidemment à l’État, mais de tenir précisément compte du fait que ces aspirations et ces questionnements s’expriment dans un contexte de démission généralisée de ce dernier. Que peut l’école face à la crise écologique et sociale dans laquelle nous sommes entrés ? S’il n’y a pas de raison légitime d’attendre qu’elle protège nos enfants, puisqu’elle n’est que le reflet de la société, à l’inverse, nous n’avons rien à perdre en tentant de faire une force de cette faiblesse, en n’oubliant pas que s’il n’y a plus grand chose à attendre de l’école, cela s’accompagne en retour du fait que l’école n’a plus de comptes rendre à ses responsables qui l’ont abandonnée. Cela peut être l’occasion de transformations radicales qui permettront de sortir du non-sens actuel auquel l’école se sent tenue de participer encore. Pourquoi continuer à enseigner des programmes et à transmettre des valeurs qui sont à l’origine (de) - et valident - la situation d’extrême inégalité comme du désastre écologique dans lesquels nous sommes ? « De quoi a-t-on besoin pour se préparer, et préparer nos enfants, nièces et neveux, à demain » demandions-nous ? Peut-être d’une école qui fasse l’école buissonnière, qui s’appuie sur des enseignants désormais libres d’être plus redevables envers leurs élèves qu’envers leur institution. Nous y sommes…
Emilie Hache
Habitante de Saint-Denis, je fais partie de cette classe moyenne amenée à quitter Paris à l’arrivée d’un enfant. Comme d’autres, j’ai choisi Saint-Denis pour ses loyers, encore accessibles en petite couronne, et sa proximité avec la capitale. Mais pour combien de temps ? Mes enfants vont-ils grandir à Saint-Denis ou bien vais-je faire partie de ces bobos dionysiens que l’on voit dans les rues du centre-ville avec des poussettes et qui disparaissent dès l’école primaire ou, au plus tard, au moment du collège ?
Cette question de l’école concerne tout le monde à Saint-Denis, de la boulangère aux cadres de la mairie, en passant par les chauffeurs de taxi, les assistantes maternelles ou les professeurs eux-mêmes ; la différence tenant à ce que certain-e-sont la possibilité de se poser cette question, quelle que soit la réponse qu’ils choisissent d’y apporter, et d’autres non. L’école ne constitue évidemment pas un problème qu’à Saint-Denis, mais en raison d’une situation de très grande pauvreté, s’y concentrent tous les travers de l’institution scolaire telle qu’elle fonctionne aujourd’hui, en termes de moyens, de niveau scolaire, de recrutement ou encore de remplacement des enseignants. Le fait d’être nommé dans cette académie n’est pas un choix pour la plupart d’entre eux, pas plus que le fait pour les parents d’y scolariser leurs enfants. Excepté pour la très petite minorité d’élèves issus de milieux plus favorisés (au moins en capital culturel) qui s’en sortira toujours où qu’elle aille, il n’y a rien à espérer pour les autres élèves de ce système scolaire qui, s’il ne crée pas les inégalités qui le caractérisent, les reproduit et les légitime ; la réussite comme l’échec scolaire transformant une situation subie en (dé)mérite personnel. Et ceux qui sont les premiers concernés ne sont pas dupes : si certains d’entre eux s’en sortiront bien, ce sera toujours de l’ordre de l’exception.
Face à cette situation, ceux, à gauche, qui ont encore le choix, se retrouvent devant un dilemme moral qui les amènent à faire des choix inassumables. Par fidélité à leurs convictions, il semble impossible à la plupart d’entre eux d’abandonner l’école publique, amenant les uns à défendre publiquement cette dernière tout en mettant leurs enfants « ailleurs » - à Paris ou dans le privé, les autres à partir pour « sauver » leurs enfants tout autant que pour ne pas avoir à faire ce choix. Ne reste qu’une infime minorité qui accuse de trahison tous ceux qui refusent, ouvertement ou non, ce sacrifice. C’est finalement à une forme de chantage ou plutôt d’« alternative infernale » que nous sommes ici confrontés1 : ou bien on continue à défendre l’école publique dévastée et on contribue inévitablement à minorer la situation pour la majorité des enfants des classes populaires ; ou bien on refuse ce mauvais accommodement, et, outre l’impression de trahir tout ce à quoi l’on croit, on a le sentiment d’avoir été piégé puisqu’on participe alors au programme étatique en cours d’externalisation des coûts de l’instruction, qui passe par la fin et de l’école gratuite et de la lutte pour l’égalité. L’impossibilité de ce 2ème choix, signifiant pour une majorité de personnes l’abandon pur et simple d’une position de gauche sur la question de l’école, aboutit à empêcher tout changement et à préférer s’en tenir à certaines positions de principe.
Comment sortir de cette alternative infernale ? Comment nous réapproprier cette question de l’école et pouvoir modifier le rapport de force en cours ?
Peut-être, tout d’abord, en se remémorant que l’on se bat pour quelque chose, l’école publique républicaine, à l’égard de laquelle la gauche, du moins une partie d’entre elle, a toujours été fortement ambivalente. L’école républicaine propose un modèle d’instruction pensé et organisé pour favoriser une minorité de la population. Devant former des élites, au motif que le meilleur des gouvernements, c’est le gouvernement des meilleurs, cette école en vient à désigner pour la vie ceux qui « valent » quelque chose et ceux qui ne « valent » rien. Il existe un sérieux écart entre cet idéal républicain « d’égalité dans la hiérarchie » arrimé à un universalisme a priori, et ce que l’on peut souhaiter et défendre, à gauche, comme modèle d’instruction. Qu’en est-on aujourd’hui réduit à défendre à tout prix, avec gêne parfois et mauvaise foi ? C’est une question d’autant plus douloureuse pour moi qui ai viscéralement adoré l’école, cette école, malgré sa très grande violence et sa pédagogie infantilisante, pour y avoir trouvé un espace de liberté sans prix vis-à-vis de la sphère familiale.
Cette critique de l’école publique peut paraître hors de propos au vu de la situation actuelle, mais, outre que l’expérience montre que l’on est toujours perdant à accepter le chantage contenu dans l’impératif d’un « ce n’est pas le moment », elle ne me semble pas incompatible avec le fait de se battre pour que l’école remplisse ses engagements. En effet, reprendre contact avec nos désirs d’émancipation peut nous redonner la puissance d’agir qui nous manque pour transformer une lutte défensive en une revendication efficace. On pourrait même penser que c’est précisément le moment de réfléchir à d’autres projets d’instruction, non pas que l’on puisse envisager la ruine de l’école publique comme une opportunité, ce serait aussi mal venu que naïf, mais en raison de l’urgence face à cette gestion néolibérale généralisée de l’école et à l’immense crise sociale et écologique qui l’accompagne et dans laquelle nous ne faisons qu’entrer. Quel type d’école peut aider à faire face à cette situation inédite ? Que pensons-nous important d’apprendre aux générations suivantes ? Car il ne s’agit pas de croire que l’école pourrait être laissée à l’écart, mais de tenir compte au contraire du fait qu’elle fera inévitablement partie des réponses ou des problèmes à venir.
À défaut d’une solution toute prête, on peut nourrir notre réflexion en nous remémorant des projets d’école radicalement différents, comme celui de l’école mutuelle2qui connut un large succès au cours de la première moitié du XIXe siècle, dans plusieurs pays européens dont la France, avant l’institutionnalisation du modèle d’instruction dominant que l’on connaît aujourd’hui.
Le modèle de l’enseignement mutuel fut inventé à la fin du XVIIIe siècle pour les enfants de pauvres, avec pour objectif de leur apporter un savoir minimal (lire, écrire, compter), très loin de la culture que l’école républicaine souhaite transmettre à ses élites. Il se caractérise par son mode d’enseignement mutuel et coopératif : pour une école pouvant aller jusqu’à 800 élèves un seul maître est nécessaire, celui-ci étant aidé d’élèves moniteurs qui prennent en charge des classes de 80 élèves. Son fonctionnement est le suivant : ceux qui ont compris apprennent aux autres. Autrement dit, tout élève apprend à son niveau et enseigne au niveau inférieur. Ce modèle d’instruction eut un succès inattendu : les élèves apprenaient en à peine trois ans le programme prévu pour six, ce qui a été enseigné à quelqu’un d’autre étant su d’un savoir qui ne s’oublie pas. En revanche, se trouvant tour à tour dans la situation d’ignorant et de sachant, d’apprenant et d’enseignant, ces élèves n’apprennentpas le respect pour le savoir et l’autorité. Au lieu de créer un rapport passif et sacralisé au savoir, au lieu de générer une peur paralysante de se tromper ou de dire des bêtises, cette école fabrique de la confiance en soi, rend capable de poser des questions, d’oser dire que l’on n’a pas compris ou que l’on n’est pas d’accord. Ce modèle d’instruction radicalement démocratique fut progressivement abandonné, suite à la création d’un Ministère de l’instruction publique qui s’employa à organiser et contrôler la formation des maîtres à travers la création des écoles normales.
Encore une fois, il ne s’agit pas ici de proposer une solution toute prête aux problèmes posés par l’école que l’on connaît. Ce modèle d’instruction, transposé aujourd’hui, poserait autant de questions (l’école peut-elle n’apprendre qu’à lire, écrire, compter, dans nos sociétés ultra-techniques, pressées et hors sols ?) qu’il (re)ouvre de possibles, mais de chercher des prises sur lesquelles nous appuyer pour lutter contre tous les discours démissionnaires qui visent à nous empêcher d’imaginer autre chose.
Or ce qui frappe tout d’abord, c’est que cet enseignement fut spécifiquement imaginé pour une situation de pauvreté, et ce, non pour revoir ce dernier à la baisse comme on pourrait s’y attendre, mais en cherchant précisément à créer un modèle pédagogique qui ne transforme pas cette inégalité en éducation au rabais. On entend déjà tous les raccourcis, comme toutes les interprétations empoisonnées qui nous guettent ici : « si un seul maître suffit pour 800 élèves, c’est bien qu’il y en a encore trop aujourd’hui » ; « vous voyez bien, n’importe qui peut être prof. »
Mais les élèves moniteurs de l’école mutuelle ne peuvent en aucun cas être confondus avec le « n’importe qui » servant aujourd’hui de critère pour recruter une partie des enseignants via Pôle emploi. « N’importe qui » ne renvoie pas ici à l’exigence démocratique d’un droit pour tous à apprendre à un tiers, mais signifie « pas besoin de compétences ni de formation spécifiques » dans le contexte de l’école républicaine fondée sur des conceptions de l’instruction et de l’autorité vis-à-vis desquelles l’absence de ces compétences est catastrophique. La possibilité pour les élèves moniteurs de se substituer au maître instructeur s’accompagne, quant à elle, d’un tout autre modèle pédagogique comme d’autorité scolaire. Ils ont appris d’une façon qui ne les dépossède pas de leur capacité d’apprendre aux autres, mais qui s’appuie au contraire sur cette dernière ; et ils tirent leur autorité, non d’un monopole du droit à instruire autrui, mais d’un savoir dont nul ne peut les déposséder.
Le modèle de l’école mutuelle ne peut, en ce sens, en aucun cas être récupéré par une école publique sans moyens et en grande partie décrédibilisée. Il peut en revanche aider à poser certaines questions, inaudibles dans ce contexte d’alternative infernale, qui constituent pourtant la condition même de la vitalité de cette institution : « à quoi sert l’école ? », « à quoi servent les enseignants ? » Devenues les questions des cancres et des déshérités, elles devraient être les questions de tous et de toutes, et en premier lieu de celles et ceux qui représentent cette institution, articulées au contexte de crise écologique et de fin de la société du plein emploi auquel nous sommes désormais confrontés. La mémoirede l’école mutuelle peut nous aider à affronter ces questions en les constituant en problème collectif plutôt que les subir individuellement, de manière honteuse ou désabusée. Je ne parle ici que de l’école primaire et secondaire, mais l’Université a aussi à se poser ces questions au lieu d’accepter l’une après l’autre les réformes de son démantèlement, arguant, toute honte bue, qu’elle n’a pas le choix.
On pourrait prolonger cette réflexion en creusant la différence entre une école qui refuse de « faire entrer la société dans l’école » et celle qui cherche au contraire à l’y inclure. J’emprunte cette expression au philosophe américain John Dewey qui a consacré une grande partie de sa vie à la question de l’éducation en démocratie3. L’étonnement, voire la méfiance, que peut susciter au premier abord une telle proposition tient au fait que l’on a tendance à entendre ici « faire entrer l’entreprise (et non la société) dans l’école », avec son impératif de rentabilité et ses besoins spécifiques, à quoi l’on oppose alors une conception de l’école coupée du monde comme seul garant de sa liberté. L’école, dit-on, doit être autonome, entendant par là le fait de ne pas chercher à construire ses programmes en fonction de l’état de la société, de ses désirs, de ses besoins. Et plus les emplois sont indignes ou inexistants, plus l’école est pensée comme un refuge, aussi provisoire et fragile soit-il.
Dewey considère comme une mauvaise utopie cette conception autarcique de l’école à l’égard de la société dans laquelle elle se trouve. Pensé comme une condition de l’égalité républicaine, cet idéal constitue au contraire à ses yeux un obstacle à la construction d’une égalité véritable : la raison tient au fait que le principe selon lequel l’école ne doit pas être subordonnée aux lois du marché sert en réalité d’épouvantail au fonctionnement réel de l’école actuelle qui repose sur le partage bien connu entre voie « classique » et « professionnelle », satisfaisant pour le coup, aux exigences économiques les plus triviales.
Ce partage traduit (et trahit) au sein de l’école l’ancienne distinction techne/theoria. Les mauvais élèves sont dirigés vers les études techniques et manuelles, les bons élèves vers les études théoriques. Construire une égalité démocratique passe par la fin de cette coupure comme principe d’organisation de notre système scolaire. Parce que, d’une part, comme Dewey le souligne, il y a professionnalisation des deux côtés, quand bien même l’on insiste, pour l’une, sur sa dimension culturelle alors qu’elle prépare les élites à leur métier, tandis qu’à l’inverse, on minore la dimension intellectuelle de l’autre, en raison du caractère technique de la plupart des professions auxquelles elle destine les classes populaires. Et d’autre part, parce que cette distinction techne/theoria, interprétée de cette façon, constitue une insulte aussi bien vis-à-vis des élèves dirigés vers la voie professionnelle qu’envers les pratiques concernées, et renvoie à l’incapacité déconcertante de notre société de penser la technique - et, pourrait-on ajouter, les métiers de soin, de care, relégués également du côté manuel.
Une insulte pour les uns et un effet de dépossession pour tous, les cancres comme les bons élèves ; coupés, qui de ses capacités à penser sa pratique, qui de ses compétences à passer par des médiations techniques. On est en droit d’attendre de l’école qu’elle se donne précisément comme ambition de construire des distinctions qui ne reposent pas sur des hiérarchisations, tout autant que de faire entendre les possibilités intellectuelles de tous les médias – et non pas seulement celui du langage ; et qu’enfin, si elle souhaite se penser comme un rempart, ce soit à l’encontre de cette division élitiste, insultante et incapacitante. « Faire entrer la société dans l’école » signifie cela pour Dewey : donner des outils à tout le monde pour penser le monde dans sa totalité.
Qu’en est-il dans ce contexte d’un projet artistique à l’école ? Cela peut de fait sembler assez vain face aux enjeux évoqués. Inutile, voire provocateur à l’égard de ceux à qui l’école n’a rien à offrir, mais tout aussi superflu envers ceux qui ont déjà accès à la culture dominante. A cela, il faut ajouter qu’il s’agit dans le cas du projet qui nous occupe, d’un art de commande provenant du fameux 1% artistique, si rarement respecté, et suspecté quand il l’est eu égard à sa valeur artistique. La méfiance porte ici sur la thématique quasi obligée d’un projet artistique à Saint-Denis - de tout projet en réalité, artistique ou pas, portant de manière quasi-systématique sur sa « diversité », sorte de réflexe sociologique de gauche se voulant – de manière malheureuse - plein de bonnes intentions, et qui s’avère souvent stigmatisant, renvoyant encore et toujours la population concernée à sa « différence culturelle ». C’est pourquoi, quand Sylvain Gouraud m’a parlé la première fois de cette commande et m’a proposé d’écrire une préface pour le livre qui accompagnerait son travail, j’ai été aussi enthousiaste que sceptique en raison des multiples risques d’illustrations moralistes auxquelles pourrait aboutir un tel projet.
De fait, ces écueils existent, et une proposition artistique peut toujours rater, au public d’en évaluer la réussite. Mais il n’y a pas de raison, à l’inverse, de ne pas lui donner sa chance : pour Dewey, encore, l’art, comme l’école, fait intégralement partie de la possibilité même d’une démocratie réelle. Une façon de souligner, au vu de l’importance que ce philosophe accorde à l’éducation, la place qu’il prête à l’art dans sa réflexion politique4. Cette dernière tient à la définition spécifique que Dewey donne de l’art, celui-ci ne se réduisant pas selon lui à créer du beau, mais desformes d’expression : l’art est un acte d’expression. Formule étrange qui s’éclaire si l’on songe au fait que créer une forme d’expression est l’une des choses les plus difficiles qui soit - pensons à l’incroyable force de la littérature face à nos difficultés d’expression quotidiennes, qui parvient à décrire tel sentiment, à rendre sensible telle hésitation, etc. D’autre part, l’un des enjeux majeurs d’une démocratie vivante est précisément d’arriver à formuler les problèmes qui sont les siens, afin de pouvoir tenter d’y répondre collectivement. Pour Dewey, l’art peut nous y aider, précisément en tant qu’acte d’expression, que ce soit à travers le langage ou tout autre médium - image, son, geste, etc.
Il renoue ici avec une conception de l’art dans la vie, dans la cité, qui résonne fortement avec de nombreux projets artistiques contemporains, à Saint-Denis et ailleurs5. Le projet qui nous rassemble ici s’inscrit également dans cette perspective : l’art dans l’école est une façon de réinsérer la pratique artistique dans la vie de la communauté, en refusant de séparer les différentes dimensions de l’existence et en cherchant à donner une forme à un problème qu’elle se pose. Cela exige dans ce cas précis de faire le pari, moins naïf que pragmatique, que l’on n’a pas nécessairement besoin d’une culture artistique pour apprécier ces œuvres ; moins naïf que pragmatique au sens où il ne s’agit pas de nier le poids des classes sociales dans l’appréciation d’une œuvre d’art ni dans notre disponibilité envers celle-ci, mais de considérer que quelque chose peut s’acquérir du fait même d’avoir été mis à disposition. Et la meilleure façon de commencer à se cultiver est d’être mis en contact avec des œuvres d’art. Les photographies de Sylvain Gouraud peuvent de fait être expérimentées de plusieurs façons - pour certains, comme une première sensibilisation à une forme d’expression peu familière ; pour d’autres, de manière plus technique et/ou référencée.
Le projet Les fantômes de Chamrose se compose de portraits de petite et de grande taille qui utilisent la technique du réseau lenticulaire que tous les enfants connaissent, permettant d’associer plusieurs photographies sur une même image. Une trentaine de ces portraits doubles ont été accrochés un peu partout à l’intérieur de l’école, dans les couloirs, les escaliers, les réfectoires, la bibliothèque, etc. Ils ont en commun le même fond bleu tâché et la même estrade, souvenir du studio éphémère implanté sur le chantier de construction de l’école qui rendait hommage au célèbre studio à Bamako du photographe malien Malick Sidibé.
Gouraud a photographié une soixantaine de personnes, habitant Saint-Denis ou y travaillant, les faisant apparaître et disparaître au moyen du procédé lenticulaire auquel se réfère le nom du projet - les fantômes. Les fantômes de Chamrose (contraction des noms des deux écoles du groupe scolaire, primaire et maternelle, Jacqueline de Chambrun et La Roseraie), ce sont ces portraits qui jouent à disparaître, mais ce sont aussi toutes celles et ceux qui sont photographiés et que l’on ne voit d’ordinaire pas - les ouvriers non qualifiés, les femmes de ménage, les livreurs de pizza, les sans papiers, comme les nouveaux salariés de La Plaine qui vont et viennent en navette privée de leur entreprise au RER - ou que l’on ne veut pas voir - les dealers, les guetteurs, les vendeurs de maïs, de DVD copiés et de téléphones volés, les personnes désignées comme Rom, tout autant que les bobos de passage ou encore les familles restées au pays, et dont la présence s’évalue dans les rues de la ville au nombre d’agences de transfert d’argent à l’étranger.
Cette multiplicité de fantômes comme l’indistinction entre population officielle et non officielle brouille les attendus, fondés ou pas, d’un travail autour de la « diversité culturelle ». Aucun jugement, aucune indication de lecture négative ou bien pensante dans ces photographies. La découverte de ces portraits donne en revanche envie d’entendre des histoires, celles de tous ces gens photographiés. Qui sont-ils ? D’où viennent-ils ? Qu’aiment-ils ? Qu’est-ce qui les a amenés dans cette ville si particulière, dont une des caractéristiques est d’être une ville de passage ? Gouraud leur a demandé de venir avec un objet de leur choix. Certains ont joué le jeu, d’autres non ; certains font sens, d’autres pas. Qu’est-ce qu’il faut « faire » quand on est photographié ? Pour ne pas avoir l’air bête, pour faire oublier l’artificialité de la situation ? La proposition de Gouraud d’apporter un objet a, de ce point de vue, parfaitement fonctionné, court-circuitant le sentiment d’obligation de se définir par cette diversité. À chacun-e de choisir ce qu’il/elle souhaite partager - son engagement militant, son amour pour la musique, le foot, les mots, son travail, son sens de l’humour, son élégance, sa foi, sa tristesse, son histoire, etc. Quelques uns de ces portraits font étrangement écho au style des affiches de propagande communiste, visages et parfois corps de trois-quarts, comme tournés vers un avenir radieux bien obsolète, et prêts à affronter l’ennemi capitaliste toujours vivant, lui. Simple posture de retrait face à l’appareil photo ou ethos d’extrême gauche intériorisé dans les corps, les fantômes sont aussi là dans cette ville communiste depuis près d’un siècle, dans la force d’une conviction inouïe qui a pu se maintenir contre le sens de l’histoire, mais aussi du côté de toutes les petites ritournelles et des dogmatismes qu’une mairie inchangée depuis 15 mandatures ne peut qu’engendrer.
Ces portraits ne font pas que jouer à disparaître, ils proposent aussi des associations, composées selon des critères esthétiques par l’artiste, mais qui peuvent tout autant se donner à voir comme les prémisses de nouvelles alliances, de nouveaux imaginaires politiques, hors des cloisonnements institutionnels et mentaux dans lesquels nous sommes pris - un dealer thérapeute, un livreur d’œuvres d’art, une sociologue pâtissière... Il faut au moins ça pour redonner goût et ambition au projet de l’école. Je rêve d’une École où l’on apprendl’arabe en 2ème langue dans toutes les écoles ; où les cuisines ne sont plus les succursales des lobbies industriels ; d’où mes fils ne reviennent pas en ayant appris que le ballon c’est pour les garçons et le rose pour les filles, ni que leur seul destin amoureux dicible est hétérosexuel ; d’une école où on lutte contre l’excellence, où l’on interroge le sens de la réussite comme les rapports de hiérarchie ; où les enseignant-e-s comme les personnels ATSEM sont payé-e-s dignement et composés à parité d’hommes et de femmes ; où l’on peut interroger quotidiennement l’utilité de cette institution et décider collectivement de ce qu’il est important d’apprendre.
Il ne s’agit pas de demander à l’école ni aux enseignants d’être exemplaires, la responsabilité de la situation dans laquelle nous nous trouvons revient évidemment à l’État, mais de tenir précisément compte du fait que ces aspirations et ces questionnements s’expriment dans un contexte de démission généralisée de ce dernier. Que peut l’école face à la crise écologique et sociale dans laquelle nous sommes entrés ? S’il n’y a pas de raison légitime d’attendre qu’elle protège nos enfants, puisqu’elle n’est que le reflet de la société, à l’inverse, nous n’avons rien à perdre en tentant de faire une force de cette faiblesse, en n’oubliant pas que s’il n’y a plus grand chose à attendre de l’école, cela s’accompagne en retour du fait que l’école n’a plus de comptes rendre à ses responsables qui l’ont abandonnée. Cela peut être l’occasion de transformations radicales qui permettront de sortir du non-sens actuel auquel l’école se sent tenue de participer encore. Pourquoi continuer à enseigner des programmes et à transmettre des valeurs qui sont à l’origine (de) - et valident - la situation d’extrême inégalité comme du désastre écologique dans lesquels nous sommes ? « De quoi a-t-on besoin pour se préparer, et préparer nos enfants, nièces et neveux, à demain » demandions-nous ? Peut-être d’une école qui fasse l’école buissonnière, qui s’appuie sur des enseignants désormais libres d’être plus redevables envers leurs élèves qu’envers leur institution. Nous y sommes…